Calcio fiorentino
Si d’aventure votre chemin vous conduit à Florence, prenez le temps de flâner au-delà de l’Arno, du côté de Borgo San Frediano. Un quartier où résistent encore au tourisme de masse quelques boutiques d’artisans et de petits restaurants sympathiques. Avec l’église Santa Maria del Carmine, on peut admirer la Capella Brancacci et ses magnifiques fresques de Masaccio, Filippino Lippi… Rendez-vous au I' Brindellone, une trattoria antica qui s’efforce de préserver son identité en demeurant le point de rencontre d’habitués dont l’accent fleure bon la Toscane. On y propose des plats de la cuisine régionale traditionnelle comme la bistecca, la ribollita, la panzanella. Aux murs, des photos, en noir et blanc le plus souvent, retracent l’histoire de la squadra de la Florence éternelle. Car ici, les clients traditionnels sont des passionnés de calcio, inconditionnels de la Fiore et amateurs de calcio storico, ce sport collectif pratiqué depuis le Moyen Âge avec un ballon rond. Un ancêtre violent du football inventé par les Anglais, disparu au XVIIIe siècle et relancé à Florence dans les années 1930 par les mâles alpha chers aux émules du Duce.
Difficile pour un touriste d’être admis à une table de tifosi locaces. Mais si vous êtes un amoureux du foot, alors vous avez une chance d’être accepté comme un des leurs : prenez un bel café au comptoir. Et montrez au serveur votre intérêt pour tous ces vieux clichés qui remémorent les exploits de leur équipe de cœur :
– Avez-vous une photo de la Fiorentina de 1957, vice-championne d’Europe, avec son attaquant brésilien Julinho, son gardien Sarti ?
– Cette finale, si on ne la joue pas à Madrid, on la gagne. Mais au stade Bernabéu, devant plus de 100 000 spectateurs dont le chef d’État, le général Franco, la victoire ne pouvait pas échapper au Real de Di Stefano et Kopa. À la mi-temps, on tenait encore : 0-0. Mon grand-père était gamin. Ce match est resté le grand regret de sa vie.
La conversation lancée, il vous faut l’alimenter :
– Mon père m’a souvent parlé d’un scudetto abandonné à la Juve, lors d’une ultime journée de championnat…
– Non ! Un scudetto volé par la Juve : scandaleux ! Un jour maudit pour la Fiorentina. En 1982.
– Et Hamrin, ce Suédois, il était vraiment bon ?
– Un bel giocatore. Et un Signore, sur le terrain et en dehors. Comme son compatriote Liedholm.
Vous voilà bientôt intégré au groupe de supporters viola de la trattoria. Profitez-en :
– Vous avez vu jouer Socrates, le Brésilien, le “talon de Dieu” ? Papa disait qu’avec ses talonnades, il faisait des passes de trente mètres !
Un des clients intervient :
– Moi, Socrates, je l’ai vu un jour rentrer dans le but adverse avec le ballon collé à sa poitrine, comme aimanté. Tel un Harlem Globetrotter ou un artiste de cirque.
Un autre tifoso :
– Et Daniel Passarella, l’Argentin, vous vous en souvenez ? Un libero de petite taille qui s’élevait plus haut que des adversaires qui lui rendaient quinze centimètres de taille ! Sur les corners, quand il sautait en pleine course, il avait une telle puissance musculaire qu’il balançait des gars pesant dix kilos de plus que lui…
Un nouvel arrivant se mêle à la discussion :
– Le meilleur, c’était notre Antonioni. Un grand joueur, Antonio.
– Je préférais l’Argentin Batistuta, Batigol. C’était l’avant-centre dont rêvent toutes les équipes.
– Pas d’accord : le meilleur, c’était Roberto Baggio, il codino. Un fior’ di giocatore (une fleur de joueur). Il marquait, faisait marquer. Et surtout, il inventait des buts.
Les images surgissent peu à peu des souvenirs d’anciens clients et des mémoires de lointains récits de leurs parents. Le Chianti Gallo Nero nourrit l’enthousiasme, colorant palabres et visages et fortifiant le niveau sonore du restaurant. L’imagination embellit les récits et les hommages rendus aux artistes d’hier ; ces épisodes glorieux mâtinés d’illusions et d’espoirs déçus ; accompagnés de divertissantes anecdotes. Et entrecoupés des inévitables pronostics pour le prochain match de la Fiore. Tentez une dernière chance :
– Et le calcio storico fiorentino, que devient-il ?
– Il se pratique au mois de juin, place Santa Croce. C’est un mélange de foot, de rugby et de lutte.
– J’y ai joué plusieurs années, reprend un costaud. Bello, pero duro. Car c’est un jeu sans règles, donc particulièrement dangereux.
Décidément, le football est plus qu’un sport. Beaucoup plus. Si vous en doutez, amici, allez déjeuner au I' Brindellone. Pour réserver, passez dans la matinée et tentez votre chance. Vous savez comment. Vous ne le regretterez pas. Et puis un conseil : évitez les petits déjeuners copieux !