Flying Dutchman
Dans l'histoire du football, Johan Cruyff occupe une place considérable. Joueur, il a marqué les années 70 de son talent et de son charisme exceptionnels ; ce qui lui ont valu, entre tant d'autres trophées et distinctions personnelles, trois Ballons d'Or successifs et une sélection dans l'équipe mondiale du XXᵉ siècle établie par la FIFA. Entraîneur, il a été l'inspirateur et le chantre d'un jeu offensif spectaculaire et triomphant, dont les principes sont encore très largement appliqués de nos jours. Beaucoup considèrent qu'il a inventé le football moderne. À l’instar de Gary Lineker, pour qui :
« Johan Cruyff a fait plus pour rendre le jeu magnifique que quiconque dans l'histoire »
L'intelligence
Orphelin de père à 12 ans, Johan vit face au stade de l'Ajax d'Amsterdam où sa mère est femme de ménage. A 17 ans, il y signe son premier contrat professionnel. Le jeune homme qui voit tout sur un terrain étonne par son extraordinaire intelligence de jeu au service d'une forte personnalité. Son élégance, sa technique satinée ; et une vitesse, avec et sans ballon, comparable à celle des meilleurs sprinters. Elle lui vaudra bientôt le surnom de « Hollandais volant ». Ailier gauche ambidextre, il est décisif: dribbleur génial qui inventera le fameux Cruyff turn, irrésistible dans ses accélérations, doté d'une rare justesse de passe, c'est aussi un serial killer. Et par sa fantaisie, le footballeur rigoureux sait embellir le spectacle.
Le prince
Attaquant ou milieu offensif, Cruyff est un footballeur complet, au touché de balle délicat des deux pieds, qui joue la tête levée en permanence. Il maîtrise le cuir et le dirige où il le décide. Il ne tarde pas à s'affirmer en leader charismatique dans le « football total » du « Général » Rinus Michels. Un système de jeu révolutionnaire où prédominent l'attaque, la circulation du ballon et la permutation des joueurs. Johan Cruyff est le chef d'orchestre d'une formation où, par séquences, les défenseurs se meuvent en attaquants et les attaquants se retrouvent défenseurs. A la manière d'Alfredo Di Stefano, le Boss de la grande équipe d'Ajax voyage sur toute l'étendue du terrain en imposant sa personnalité à partenaires et adversaires. Parfois même aux arbitres : hormis O'Rey Pelé, « le prince d'Amsterdam » est le seul footballeur que votre serviteur a vu, en cours de match, rassurer d'un signe de tête l'homme en noir qui du regard recherchait son approbation !
L'épopée de l'Ajax
En 1969, le 4 à 1 infligé par le Milan AC de Gianni Rivera et José Altafini en finale de Coupe d'Europe des clubs champions sert de tremplin aux jeunes loups de l'Ajax d'Amsterdam. Cruyff fait d'un Ajax luttant pour éviter la relégation, le club numéro 1 au monde : sous sa baguette, les Bataves marchent sur le toit de l'Europe en 71, 72 et 73, raflant au passage une Super Coupe d'Europe et une Coupe Intercontinentale. Les succès de l'Ajax tiennent au triomphe de l'offensive pratiquée de concert par une génération d'excellents techniciens en parfaite condition physique et aux rôles interchangeables. Ils récitent de mémoire une partition assimilée, tout en confiant en leur capacité créative. Un spectacle qui met le monde du foot aux pieds des joueurs hollandais et de Johan, leur grande vedette. Une réjouissante bouffée d'air frais revigore ainsi un football malade d'une déprimante épidémie de jeu défensif ; déclenchée par le verrou suisse de l'Autrichien Karl Rappan et propagée par le catenaccio italien. Ce football d'affrontement physique priorisant les qualités athlétiques, les consignes de prudence et l'anti-jeu ; aux dépends du discernement, de la technique et du panache. Le football d'évitement prôné par Cruyff lui aura permis de résister aux agressions des défenseurs européens qui, à l'époque, ne donnaient pas dans la dentelle.
Le catalan
Très sollicité par les plus grands clubs du continent, Johan Cruyff rejoint Rinus Michels à Barcelone en 73, à la faveur d'un transfert record pour l'époque. Le Barça n'ayant plus gagné la Liga depuis quatorze ans, les culés l'accueillent chaleureusement au nom de El salvador. Un sauveur qui, intelligemment, reprend les thèmes chers aux nationalistes catalans très présents sur les gradins du Camp Nou. Il aurait déclaré : « j'ai refusé le Real Madrid, trop proche de Franco ». Et il appelle son fils du nom du saint patron de la Catalogne, Jordi. La popularité de la star est un aubaine pour la propagande des nationalistes catalans. En réécrivant l'histoire, ils font de Cruyff un soutien du catalanisme. Et surtout, en surfant sur l'onde de sa notoriété, ils présentent le Barça comme un symbole de la lutte anti-franquiste ; mythe inventé pendant la transition démocratique : més que un club.* Il sera bientôt sélectionné dans la nouvelle équipe de football de Catalogne. Ainsi, bien avant l'éclosion de l'Argentin Léo Messi, la Pulga, à Barcelone et dans toute la région, on voue un véritable culte au messie des Pays-Bas, footballeur génial idolâtré et star censée embrasser la cause nationaliste catalane.
Manita historique
Cruyff débute fin octobre au Football Club de Barcelone. On le surnomme affectueusement el flaco, le maigre. Et on reconnaît vite à la nouvelle étoile des Blaugrana des capacités physiques supérieures à celles des footballeurs de son temps. Le voilà héros quand il conduit la formation qui gifle d'une manita (5 buts à 0) l'ennemi juré, le dominateur Real Madrid... Dans son antre du Bernabéu ! Un exploit dont on s'enorgueillit encore aujourd'hui du côté des Ramblas. Et le Barça remporte la Liga sans perdre un seul match. Après cinq saisons, deux Ligas et une Copa del Rey, le Prince quitte Barcelone. Auparavant, il conseille au président Nuñez de créer un grand centre de formation.
Oranges amers
Cruyff survole le mondial 74 à la tête des « Oranges Mécaniques » de Hollande. Ils écrasent tout sur leur passage, sans pitié pour leurs adversaires, à la manière de certains personnages de Kubrick. Pourtant, contre toute attente, ces Hollandais s'inclinent en finale à Munich. Devant la sélection allemande dont l'ossature est constituée de joueurs du Bayern dans leur jardin, conduits par le Kaiser Franz Beckenbauer. Les Bataves ouvrent le score dès la première minute de jeu sur pénalty, suite à une percée du Flying Dutchman. Puis, péchant par présomption, ils s'éteignent, cèdant à la réaction d'orgueil de l'aigle allemand blessé ; malgré un réveil tardif et face à un Sepp Maier héroïque dans ses cages. Mis sous l'éteignoir par le soldat Berti Vogts, Cruyff et ses Oranges sont amers.
Le rebelle
L'Espagne brûle d'impatience d'enterrer la dictature franquiste pour s'adonner à l'exercice de la démocratie et au développement économique au sein de la communauté européenne. Le pays est avide de liberté des mœurs et de movida. Dans ce contexte, Johan le désinhibé, rebelle libertaire décomplexé vis-à-vis de l'argent, qui porte si bien les cheveux longs et fait fi des convenances, illustre la beatlemania de son temps. En 73, à quelques minutes du coup d'envoi de la finale européenne les opposant à la Juve, les joeurs de l'Ajax refusent de jouer si leur président ne leur accorde pas les primes qu'ils réclament. A la tête des mutins, Johan obtient gain de cause. Après un but de Johnny Repp en tout début de partie, les joueurs bataves confisquent le ballon qu'ils se passent au ralenti face à une Juve impuissante, résignée. Son maillot de l'équipe de Hollande ne comporte que deux bandes noires : Cruyff refuse de promotionner les trois bandes du sponsor Adidas, dont le contrat avec la sélection hollandaise ne prévoit aucune rétribution pour les joueurs, acteurs du spectacle en mondovision. Johan fume jusqu'à 4 paquets de cigarettes par jour ! Il est même autorisé à griller sa clope à la mi-temps des matchs, dans le vestiaire.
Travelling man
A 31 ans, poursuivi par le fisc espagnol, il s'exile aux États-Unis où il est élu meilleur joueur de la NASL, National American Soccer League, avec les Aztecs de Los Angeles. Puis il rejoue en deuxième division espagnole et rentre en Hollande. À Ajax, il est champion des Pays-Bas ; puis au Feyenoord de Rotterdam, il fait le doublé coupe-championnat et met fin à sa carrière à 37 ans.
Créateur de légende
Une telle personnalité au service d'une belle intelligence ne pouvait que mener Cruyff à une grande carrière d'entraîneur. En 88, le président Nuñez menacé de ne pas être reconduit par les culés à la tête du Barça, fait appel au populaire « messie » un an avant l'élection, pour entraîner l'équipe mal en point. Histoire de calmer la gronde des socios mécontents des mauvais résultats de l'institution. El flaco est de retour. Il ne promet pas de titres, mais du spectacle. Et il offre les deux ; entre 88 et 96, la dream team de Cruyff révolutionne le football espagnol en s'appuyant sur une défense à 3 arrières placés derrière un milieu régulateur, technicien créatif déniché à La Masia, auquel il confie les clefs du camion: Pep Guardiola. Johan Cruyff crée la légende du Barça dont Stoichkov, Romario, Laudrup sont les attaquants prestigieux et Koeman la rampe de lancement depuis le trident de défenseurs. De 91 à 94, le club blaugrana collectionne les trophées: 4 Ligas, 2 coupes du Roi, 3 Super Coupes d'Espagne, la première Coupe d'Europe des Clubs Champions suivie de la Cuper Coupe d'Europe.
Johan Cruyff applique les principes de Michels qu'il approfondit et perfectionne. C'est un des rares entraîneurs qui ont donné un style à ses équipes, qu'il a façonnées pendant des années.
« Les supporters travaillent dur toute la semaine. Ils viennent se détendre: il faut leur donner du spectacle »
Prêchant sa philosophie d'un football collectif et spectaculaire, il enseigne avec passion son amour du beau jeu en montrant l'exemple. Les acteurs chargés d'appliquer ces principes doivent les comprendre. Les assimiler. Se les approprier. Le gardien est le premier attaquant. Le buteur le premier défenseur. Pour éviter de défendre, rien de mieux que conserver le ballon ; en pratiquant un jeu de position et de mouvement, avec un important jeu sans ballon. Patience : l'adversaire obligé de courir après le ballon tient rarement 90 minutes ! Pour favoriser la récupération du cuir dans les pieds des adversaires, la pression doit être exercée très haut. Les défenseurs doivent impérativement être positionnés haut sur le rectangle vert. Car la meilleure défense, c'est l'attaque, qui repose sur la possession ; facilitée par la récupération du ballon et les distances raccourcies entre les joueurs. En bref :
« en attaquant, on ne prend pas de but... Et on peut en marquer ! »
Père de l'académie
Toutes les formations du Barça, sans exception, doivent pratiquer le système de jeu de l'équipe première. La maîtrise généralisée de la philosophie et de la méthodologie maison permet aux jeunes du meilleur centre de formation du monde, La Masia, de parler un language commun. D'où une homogénéité dans les prestations des acteurs avec la priorité du collectif sur les initiatives personnelles. Toujours plus sollicités par des calendriers surchargés, les remplaçants habitués à appliquer le modèle de l'équipe fanion, ne doivent pas faire regretter les titulaires.
Homme de cœur
Le champion s'intéresse à l'éducation des enfants. A travers la fondation Cruyff, il soutient des programmes de sport pour handicapés. Son père est mort d'une crise cardiaque. A 44 ans, le coach du Barça subit un triple pontage coronarien miraculeux. Il s'engage dans une campagne de prévention contre le tabagisme et se met en scène en lançant la mode des suceurs de sucettes Chupa Chups. Un exemple que suivra Laurent Blanc.
Hommages
Johan Cruyff meurt à 68 ans, des suites d'un cancer du poumon. Depuis, les hommages n'ont pas cessé de pleuvoir, en provenance du monde entier. Retenons ceux d'illustres pairs du maître hollandais: le roi Pelé, pour Tiro Libre le plus grand joueur de tous les temps, a dit un jour du prince d'Amsterdam : « il est plus fort que moi » ; Platini le définissait: « le meilleur joueur de tous les temps, mon idole absolue » ; pour Beckenbauer, son grand rival et ami : « si Gareth Bale et Cristiano Ronaldo valent 100 Millions d'euros, alors Johan aurait valu des Milliards ». Le stade de l'Amsterdam Arena est rebaptisé Johan Cruyff Arena. Cruyff est président d'honneur du Barça. Son oeuvre est incommensurable : en 2010, les trois finalistes du Ballon d'Or, Iniesta, Xavi et Messi sont issus de La Masia. Et l'Espagne championne ne compte pas moins de 7 transfuges du centre de formation ! En 2012, le Barça aligne en championnat un onze constitué uniquement de joueurs provenant de La Masia ! A présent, l'avenir du FC Barcelone est dans les pieds des Pedri, Gavi, Baldé, Olmo, Fermín López, Pau Cubarsi ... Et du magnifique Lamine Yamal.
Le legs
Il y a eu un avant et un après le prince d'Amsterdam. Plus encore que le joueur hors normes qui reste dans les mémoires, l'entraîneur a eu et continue à avoir une influence sans précédent dans l'histoire du ballon rond. Pour avoir transmis son amour du beau jeu et du spectacle ; jeté les bases d'un foot d'intelligence et de panache avec ses principes et méthodes, reposant sur l'art de la passe et le mouvement ; développé à La Masia la structure pour les inculquer avant de les mettre en pratique au Camp Nou. Cette philosophie est également appliquée avec succès par les filles comme par les garçons du Barça et de la Roja. Et elle est reprise par nombre d'équipes des 5 continents. Disciple de Cruyff, Pep Guardiola que d'aucuns considèrent comme le coach numéro 1 actuellement, est son meilleur apôtre. Il a répandu la bonne parole du maître hollandais au FC Barcelone, au Bayern, à City. Une philosophie reprise par les élèves de Guardiola : Arteta aux Gunners d'Arsenal, Kompany au Bayern... Un héritage sans limites. Car désormais, les émules du prince d'Amsterdam sont légion. Le public est ravi. Et Tiro Libre s'en félicite.
*La réalité historique est beaucoup plus nuancée. Le Barça n’était pas plus ou moins franquiste que d’autres clubs. Franco, après tout, était socio d’honneur du Barça. Son gouvernement a essuyé les dettes du club à maintes reprises. Les joueurs ne se privaient pas de faire le salut nazi pour saluer les dignitaires du régime présents au stade. Plus généralement, une bonne partie de la bourgeoisie catalane, voyant les anarchistes de la guerre civile d’un très mauvais œil, était plutôt heureuse de voir le pays ainsi que leurs possessions être protégées d'une main de fer. Si les langues régionales furent délaissées des programmes éducatifs officiels au profit du castillan, le phénomène n’était pas si différent de celui observable chez le voisin français, qui se prévalait pourtant d’être une république libre et démocratique. Contrairement à un poncif maintes fois répété par la presse française, la langue et la culture catalanes ne furent pas effacées par la dictature franquiste. En témoignent les nombreuses festivités et prix littéraires en catalan célébrés, voire créés, sous la dictature. Le régime de Franco n'était pas plus oppressif en Catalogne qu'en Andalousie ou en Castille et León.