Il presidente
Au plus fort de l'été 82, de retour d'Espagne, auréolés de leur éclatante victoire surprise au Mondial et accompagnés du président de la République italienne Sandro Pertini, les azzurri de Bearzot sont ovationnés dans une péninsule en liesse.
Le vie del Signore
Le triomphe azzurro repose sur la scrupuleuse application du pragmatique catenaccio par une équipe dont l'ossature est constituée de joueurs de la Juventus. Blessé, Roberto Bettega, l'attaquant à la crinière blanche, est resté à Turin, regardant ses partenaires s'envoler pour la grande fête mondiale du football. Dans la squadra azzurra, figurent quatre des cinq défenseurs bianconeri associés à leur viril milieu de terrain Marco Tardelli et à leur buteur Paolo Rossi, la nouvelle coqueluche italienne, futur ballon d'or et étoile filante. La suspension d'un an et demie de Rossi, impliqué dans le scandale des paris truqués, a été levée... Juste avant la coupe du monde ! Qui a dit que le vie del Signore sono infinite ?
L'œil du Maître
Dans la foulée du Mondial, le président de la Juventus, l'Avvocato Giovanni Agnelli, chef de file des industriels d'une Italie du Nord fière d'une croissance engendrée par le dynamisme de PME familiales agressives (dopée par une economia sommersa florissante), recrute le Polonais Zbigniew Boniek et Michel Platini. Un duo prometteur mais un coup dur pour l'ego des champions du monde. L'arrivée du premier est bien vécue. En revanche, le Français n'est pas persona grata pour le noyau dur des joueurs de « la vieille dame ». Car il prend la place de Liam Brady, jolly good fellow irlandais, transfuge des Gunners d'Arsenal, compagnon apprécié de tous et acteur de la récente conquête du scudetto grâce à une saison réussie à la baguette de la squadra bianconera.
La fronde menée par le leader Tardelli doit toutefois rapidement s'incliner devant les volontés de l'avvocato Agnelli. Homme d'affaires éclairé, à la tête d'un empire allant bien au-delà de FIAT, le charismatique Gianni Agnelli se veut également sportif émérite ; et à ses heures, un tantinet séducteur. Du grain à moudre pour les magazines people transalpins, friands d'informations sur la vie du milliardaire chef de la famille Agnelli. Le prestigieux capitaine d'industrie incarne une réussite exemplaire aux yeux des Italiens du Nord ; et pour les méridionaux, c'est un grand patron employant des milliers d'immigrés au Piémont, qui sauvent de la misère leurs proches restés au Mezzogiorno.
La prophétie
Passionné de football, il Presidente est un spectateur attentif, à l'esprit judicieux. Pour lui, aucun doute : il impose Platini, convaincu de tenir là le futur San Michele qui conduira sa Juve sur le toit du monde. Il n'hésite pas à affirmer que l'élégant numéro 10 est plus qu'un play maker de talent. Michel est resolutivo : il fait gagner l'équipe. Comme Brady, il distribue le jeu avec critère, alternant dribbles et passes, les courtes comme les longues, donnant le tempo à sa formation. Mais le Français marque beaucoup plus de buts. Sur actions et sur coups de pied arrêtés. En outre, pour le président, l'élégance et cette créativité qui rend imprévisible son nouveau numéro 10, seront appréciées du public d'une Juve pragmatique, à défaut d'être prodigue en spectacle.
Le président Agnelli trouve les mots pour convaincre son entraîneur Giovanni Trappatoni, il Trapp, ex-stoppeur énergique d'un Milan A.C. champion d'Europe : la maîtrise du catenaccio sera valorisée par l'estro, la fantaisie, l'imagination des deux dernières recrues. À l'entame du championnat 82-83, les sceptiques ne manquent pas : jugé trop tendre, trop fragile, comment il fuoriclasse franco-italiano (ses grands-parents sont originaires de la province de Novara) pourrait-il faire valoir ses qualités techniques face aux rugueux défenseurs du Calcio ?
Ces héros qui ont eu raison de Diego Armando Maradona, el pibe de oro. Et des maîtres brésiliens de l'élégance du jogo bonito, ce futebol allègre, technique et créatif ; emmenés par Zico, le Pelé blanc, joueur inspiré et buteur impénitent qui tirait du pied gauche ou du droit les coups francs, selon leur emplacement et les pénaltys... selon son humeur ; Falcao le nouvel empereur de Rome ; le terzino (arrière latéral) Junior, numéro 10 du Torino, (s'il vous plaît !) ; le Docteur Socrates (frère de Rai), charismatique leader de la Democracia Corinthiana, expérience révolutionnaire d'auto-gestion réussie sous la dictature brésilienne par les joueurs d'une équipe qui domina le championnat pauliste, surnommé « talon de Dieu » pour son art de la talonnade (une rue du village olympique de Saint-Ouen porte son nom)...
Peut-être Michel tiendra-t-il jusqu'à Noël, mais après ? De fait, les débuts de Platoche en série A sont laborieux. Mais l'avocat avait vu juste : à partir de décembre, les doutes font place à l'amour des Juventini et à l'envie des tifosi du Torino puis de tout le pays. Devenu le joueur phare de la Juve, Platini est trois années de suite capocannoniere du Calcio, le championnat qui aimante alors les meilleurs footballeurs du monde et les ballons d'or. La Juventus de Boniek et Platini domine la planète foot durant une moitié de décennie. L'astro italo-francese éclabousse le calcio de sa classe et de son insolente jeunesse. Aussi à l'aise micro en main que balle au pied, on retrouve même notre Michel national animateur de télévision.
Les clefs du succès
Un jour où Platini, par presse interposée, s'était rebiffé contre un jugement de son président qu'il estimait sans indulgence, l'Avvocato invite son voisin Michel dans sa villa sur la colline de Superga. Il Presidente pardonne l'artiste quelque peu effronté en lui faisant promettre un but le dimanche suivant pour la rencontre décisive contre la Roma, titre en jeu. Scudetto oblige. « Sur action ou sur coup franc ? », plaisante Platini. Promesse tenue. Quelques jours après son fameux but victorieux, lui sont remises les clefs du tout dernier modèle de Ferrari, la macchina dont rêve tout Italien, en remplacement de son bolide rouge au cavallino nero... âgé de plus d'un an ! Quelle qu'en soit le degré d'authenticité, l'anecdote illustre la qualité de la relation entre Gianni Agnelli et son protégé ; et interpelle sur ce que la Juve doit à ce grand président, passionné par le beau football, fasciné par les joueurs de classe ; doté d'une vraie empathie et d'une belle chaleur humaine.
Tempi d'oro
De Sivori à Paolo Rossi et Platini, de Pavel Nedved au codino Roberto Baggio et à Zidane, s'est écrite entre la vecchia signoria et le ballon d'or, une belle histoire qui n'a pas dit son dernier mot. Une aventure protagonisée par Gianni Agnelli, qui fut un faiseur de rois. Qui a attribué la présidence de la Juve tour à tour à son frère Umberto et surtout de 1971 à 1990 à Giampero Boniperti, joueur mythique de la Juventus et de l'Italie des années 50. Boniperti, qui a dédié un demi-siècle au service de la vieille dame, fut le cerveau du « trio magique » blanc et noir ; en compagnie du grand et athlétique gallois John Charles et d'un fantasque et lunatique petit oriundo (Argentin naturalisé), Enrique Omar Sivori, incorrigible chambreur, roi du petit pont... et de la contestation des décisions arbitrales !
Boniperti fut également vice-président et président d'honneur du club piémontais, sénateur, député européen. Mais pendant toutes ces années, président officiel ou non, dans l'Italie entière le véritable patron des bianconeri était Gianni Agnelli, surnommé il Presidente. Que les Italiens appelaient bien l'avvocato, alors qu'il n'avait pas droit à ce titre, ayant arrêté ses études à la licence en droit ! Au Juventus Stadium, qui a succédé au Stadio delle Alpi en 2011 et dans toute la ville de Turin, on évoque encore non sans mélancolie le tempi d'oro où Boniek et Platini illuminaient le jeu de la triomphatrice vecchia signoria. Et nul ne se plaint du choix du perspicace Presidente imposant le recrutement des deux fuoriclasse. Hormis les tifosi du Torino, l'éternel rival local !