Don Santiago Bernabéu

Don Santiago Bernabéu
l'homme et son œuvre

L'histoire raconte qu'en 1953, Santiago Bernabéu, président du Real Madrid, fait détourner le trajet d'un astre d'origine argentine attendu au FC Barcelone : Alfredo Di Stefano ; star des Millonarios, club aux mains des narcos de Bogotá. Le crack sud-américain dont le nom sera bientôt sur toutes les lèvres des amateurs européens de football, atterrit à Barajas, direction le Real Madrid. Encore aujourd'hui, cette fausse route en travers de la gorge des aficionados culé, reste un obstacle dans la relation entre les deux métropoles espagnoles. Car Di Stefano, sur le rectangle vert, donne forme au projet de son président : faire du Real Madrid le plus grand club du monde. Un club universel de par les étoiles de tous horizons qui brillent sous le maillot blanc. Et par la pléiade de sacres remportés par les merengue ; dont les cinq premières coupes d'Europe des clubs champions, en bonne place parmi les quinze coupes aux grandes oreilles exposées dans la prestigieuse salle des trophées du stade Bernabéu. Quel amoureux du football n'a pas rêvé de visiter un jour ce musée qui attire tant de touristes de passage à Madrid ?

La mission

En 1943, avec une poignée d'amis et quelques socios, Santiago Bernabéu, ancien avant-centre et buteur dans l'âme de son club à l'abandon après la guerre civile, avait relancé le Real Madrid en le réinscrivant dans la Liga espagnole sans argent en caisse ni stade. Son projet devenu Sa mission, il s'était entouré d'un vice-président de valeur, Raimundo Saporta, grand argentier de l'Institution. Respecté de tous, ce gestionnaire avisé était l'un des directeurs de la Banque d'Espagne.

Les finances assainies et le stade Chamartin inauguré en 47, sous l'impulsion de Santiago Bernabéu nombre des meilleurs footballeurs des années 50 se succèdent sous la tunique blanche. Autour de « la flèche blonde » Di Stefano, monument du football mondial honoré de deux ballons d'or et de l'unique super ballon d'or décerné en 89 pour les trois décennies précédentes, en hommage à l'ensemble de l'œuvre et de la carrière de ce joueur. À la fois animateur plein champ aidant volontiers ses défenseurs, buteur redoutable et leader indiscuté, Di Stefano aura aussi cumulé les trophées comme entraîneur et dirigeant. Pour épauler « don Alfredo », se succèdent l'Uruguayen Santamaria, l'Argentin Rial, le Français Raymond Kopa, le maître à jouer brésilien Didi, le Suédois Simonsson ; parmi tant de joueurs de classe qui bonifient le groupe des Espagnols, dont le véloce Francisco Gento, ailier iconique de la Maison Blanche pendant quinze saisons.

Précurseur, Bernabéu est vite imité par les dirigeants des principaux clubs du Calcio et de la Liga qui s'arrachent et naturalisent les as sud-américains et les « magiques magyars ». Ces derniers prioritairement en Espagne, les Suédois préférant la botte italienne. À l'appel des sirènes latines, les manquants ne sont pas légion. Outre les Anglais Billy Wright et l'extraordinaire dribbleur Stanley Mathews, manquent les top players consignés par des régimes totalitaires ; dont l'immense gardien soviétique Lev Yashin, « l'araignée », le Roumain Dobrin. Et surtout, O rey Pelé, unique vainqueur de trois coupes du monde, auteur de plus de 1000 buts, meilleur 9 et meilleur 10 de la planète… Au besoin, même gardien de but fiable ! Un joueur aux qualités techniques, athlétiques, à la vision du jeu et la créativité hors normes ; un personnage adoré dans le monde entier pour son sourire et sa gentillesse, son amour des enfants ; et les crampons rangés, apprécié pour son action humaniste et culturelle d'Ambassadeur à l'ONU, de Ministre des sports… L'expatriation du Roi était impensable : au pays du foot samba, elle aurait provoqué la chute du gouvernement !

Les galops du major

Les années 50 voient la domination sur la planète foot du « onze d'or » à l'origine d'une révolution tactique et technique, avec l'utilisation d'un schéma en 4-2-4. Une admirable génération d'artistes hongrois, champions olympiques en 52 : le buteur Sandor Kocsis, « tête d'or », le milieu de terrain Boszik, Czibor, Hidegkuti… Conduits par leur formidable leader Ferenc Puskas, ils humilient d'un 6-3 sans appel l'Angleterre mère du football, en son antre de Wembley, au cours du « match du siècle ». Avant de céder à l'Allemagne, à la surprise générale, la victoire du Mondial 54 dans les derniers instants d'une finale que les Hongrois menaient 2 à 0 après dix minutes de jeu. Cette Manschaft que les Hongrois, invaincus depuis trente-deux matchs, avaient pulvérisé 8 à 3 en poule de qualification ! Mais malheureusement, en perdant Puskas, leur meilleur atout, blessé pour la suite du tournoi. Ce match disputé en pleine guerre froide est l'affirmation d'une retentissante victoire de l'Europe de l'Ouest sur les pays de l'Est. Et l'annonce, neuf ans seulement après la capitulation allemande, du retour de la domination de l'Allemagne de l'Ouest en Europe occidentale.

En novembre 56, quand l'insurrection en Hongrie contre le régime communiste est matée dans le sang par l'invasion des chars soviétiques, Puskas, le « Major galopant » de l'armée hongroise, vit mal l'échec de la révolution démocratique. Démotivé, l'artiste est alourdi. De Buda à Pest, certains murmurent qu'il serait moins rare de l'apercevoir accoudé au comptoir d'un bistrot, un galopin de bière à la main, que galopant sur le terrain d'Honved, son club. Bernabéu toujours en quête de fuera de serie, n'hésite pas : il l'intègre au Real. On l'entoure, on l'aide à retrouver l'hygiène de vie d'un sportif de haut niveau. Le pari est gagné : si le Major trotte alors plus qu'il ne galope, il reste un attaquant à la technique affinée et un buteur impitoyable des deux pieds, en particulier le gauche surpuissant. Au point qu'il laissera son nom au trophée FIFA récompensant depuis 2009 le plus beau but de l'année.

Les valeurs

Pour Don Santiago Bernabéu, l'universalité du Real Madrid tient pour beaucoup aux valeurs que l'Institution véhicule. Le Real appartient à ses membres, les socios. C'est une Famille où régulièrement seront vénérés les anciens joueurs, devenant les meilleurs ambassadeurs du club. Les plus glorieux occuperont des positions honorifiques dans le staff de la maison blanche. À leur mort, ils recevront l'hommage d'une minute de silence avant le coup d'envoi d'un match de championnat, leur photo projetée sur un écran géant. Les joueurs en activité, accompagnés et assistés, seront mis dans des conditions optimales pour exercer leur art.

Le président attend d'un merengue l'esprit d'unité, le sentiment d'appartenance à une grande famille et son engagement à donner le maximum pour s'améliorer et faire gagner l'Institution ; avec un comportement de caballero : le respect des adversaires, ainsi que du corps arbitral. Les footballeurs trop râleurs, les entraîneurs qui gesticulent au bord du terrain et se lamentent auprès des arbitres ne devront pas faire de vieux os à Chamartín. Et Bernabéu entretient de bonnes relations avec les rivaux, une manière de faciliter de futurs transferts.

Así...

De nos jours, certains soirs de Champions League, résonnent encore du côté de Chamartín les mots de Santiago Bernabéu : « il n'y a pas de joueurs vieux ou jeunes : il y a les bons et les mauvais » ; « le maillot peut être taché de boue, de sueur et de sang, mais jamais de honte » ; « Quand on porte la camiseta blanca, on défend le blason, on n'a pas le droit de renoncer ». Cet ultime enseignement du président n'est pas le moindre. La première finale de coupe d'Europe en 56 illustre la règle. Porté par le public enthousiaste du Parc des Princes, le Stade de Reims de Raymond Kopa mène vite 2 à 0. Di Stefano sonne la révolte et les Madrilènes l'emportent 3 à 2. L'Europe découvre une caractéristique du jeu des merengue : cette surprenante capacité à brusquement accélérer le jeu l'espace de dix à quinze minutes, deux à trois fois en cours de match. Des séquences où los Blancos paraissent irrésistibles.

Le monde du football est averti : así, así, así gana el Madrid. Ces mots sont encore régulièrement scandés sur les travées du stade Bernabéu, comme une marque de fabrique de la Casa Blanca. Tel est le secret de la confiance et de la maîtrise conservées par les joueurs et leur public lorsque le Real se trouve bousculé par l'adversaire. Conscients de la résilience de leur équipe, tous savent qu'à n'importe quel moment, elle peut renverser la table. The show must go on : dans la foulée du premier sacre continental, Bernabéu conclue le transfert d'un extraordinaire dribbleur français d'origine polonaise, Kopa.

L'exemple

L'histoire retiendra que Don Santiago Bernabéu, bâtisseur du club, longtemps buteur emblématique et capitaine de l'équipe première, entraîneur, directeur sportif et président mythique qui a gagné 34 titres en 35 saisons, aura dédié sa vie à l'Institution. D'un club exsangue au lendemain de la guerre civile espagnole, ce visionnaire aura fait l'une des puissances sportives et financières du football européen. À sa mort en 78, Don Santiago laisse à son club de toujours un héritage d'une valeur inestimable : un exemple d'orgueil et de gestion fermeté où l'effort demeure au service de nobles idéaux. Un exemple dont chacun de nous dans sa vie personnelle et professionnelle est héritier. À méditer, à l'heure du foot business…

C'est peu dire que l'Institution, la ville et la communauté de Madrid sont à jamais reconnaissantes à Santiago Bernabéu. N'ont-elles pas rebaptisé le stade Chamartín au nom de ce grand Président ?

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