Le dieu du dribble

Le dieu du dribble

Au panthéon des joueurs qui ont fait du football un art, figure un génie : l'ailier droit Garrincha, dribbleur hors norme longtemps idolâtré au Brésil. Un attaquant et un personnage uniques dans la grande histoire du football, qui aura eu une vie de roman.

Cauchemar des défenseurs

Les joueurs les plus fameux ne tarissaient pas d'éloges envers cet impénitent dribbleur que ses pairs plaçaient au pinacle du ballon rond. Car Manoel Garrincha ensorcelait ses adversaires directs, incapables de résister à ses feintes. Au point que le formidable buteur anglais Jimmy Greaves disait de lui : « quand il vient vous serrer la main, il est impossible de savoir de quel côté il va arriver ». Liedhom, capitaine de la Suède confirmait : « chaque fois qu'il touchait le ballon, on ne pouvait imaginer ce qu'il allait faire ». Di Stefano n'était pas moins élogieux : « je n'ai jamais vu un autre humain accomplir ce qu'il faisait avec un ballon ». « Si vous me demandez quel est le meilleur joueur de tous les temps, je vous répondrai sans hésiter Garrincha. Balle au pied, personne n'a jamais fait mieux », tranchait Pelé. Et qui mieux que O'Rey, le carioca devenu légende universelle, pour juger son coéquipier de la Seleçao qu'il admirait comme joueur sans apprécier l'homme ? Vrai, Garrincha était adulé par le peuple brésilien. Pour la fulgurance de ses accélérations et crochets. Ses adversaires connaissaient la célèbre feinte qu'il ne se lassait pas de leur infliger. Pourtant, ils tombaient (dans tous les sens du terme) au piège de son exceptionnelle vitesse d'exécution : lui s'avançait lentement vers son vis-à-vis ; stoppait son action ; puis feintait de plonger à l'intérieur ; et brusquement, il le débordait à l'extérieur en le prenant à contre-pied. Le malheureux défenseur se retrouvait fréquemment en sens opposé à son martyre... quand ce n'était pas à terre ! Ce dribbleur éblouissant était aussi un excellent passeur, centreur et au besoin redoutable finisseur, notamment par ses coups francs puissants et ses tirs de loin. Combinant maîtrise technique et vitesse gestuelle, il s'amusait sur le pré en gratifiant le public friand de ses dribbles. Aux dépens de ses rivaux que l'ailier taquin prenait plaisir à ridiculiser ; et parfois au grand dam de coéquipiers et entraîneurs, rétifs à son attitude moqueuse et humiliante pour ses victimes. En match de préparation de la coupe du monde 62, contre la Fiorentina, après avoir successivement éliminé quatre joueurs de la Viola et fait brouter la pelouse à leur gardien, il n'avait pu s'empêcher de stopper sa course et d'attendre que le portier se relève... pour le dribbler de nouveau ! Afin de guérir le chambreur récidiviste, son coach l'avait consigné sur le banc les deux premiers matchs du mondial. Mais en vain. Qu'importe, pour Garrincha qui jamais n'a sacrifié à l'ambition ou à la fortune l'esthétique du geste, sacrée pour lui et si appréciée des bouillants suiveurs de la torcida carioca. Car il incarnait l'esprit du foot brésilien, le jeu resté l'essence de tout.

Les triomphes

Du riche palmarès de Manoel Garrincha, outre ses triomphes avec Botafogo aux relevés championnat carioca et copa America, doivent être détachés ses deux titres de champion du monde où il a été un acteur majeur : à la finale de 58, il offre deux buts à Vava. Et en 62, c'est lui qui gagne le mondial en portant la sélection auriverde après la blessure de Pelé. Meilleur buteur du tournoi, il en est élu meilleur joueur. Au cours de cette finale, à plusieurs reprises les Tchécoslovaques de Masopust ont dû s'y prendre à cinq pour lui barrer la route ! Garrincha a été couvert de distinctions personnelles : sélectionné par la FIFA dans sa dream team en 94 et dans l'équipe du XXe siècle en 98, élu footballeur de légende en 2016...

Une vie de roman

La vie n'a pas toujours été rose pour celui qu'on appelait « joie du peuple » en raison du bonheur qu'il donnait à ses compatriotes, amoureux de ce futebol samba qu'il dansait comme nul autre. Il est né avec une colonne vertébrale défectueuse, responsable de sa marche déguingandée liée à une jambe droite courbée vers l'intérieur et une gauche vers l'extérieur, plus courte de six centimètres. Il a perdu sa mère durant son enfance où il a connu la misère des favelas, avec un père négligent, alcoolique et colérique. Si le footballeur a réussi sous le nom d'un petit oiseau qui préfère mourir que finir en cage, Manoel a toujours répondu à l'appel du surnom de Mané, « simple d'esprit ». Et pendant des années, personne à Rio ne voulait donner sa chance à « l'ange aux jambes arquées » du poète Vinicius de Moraes ; ce facétieux gamin boiteux et court sur pattes pourtant considéré comme un surdoué du foot dans son fief de Pau Grande où ses pieds jouaient si bien avec une boule de chiffon. De son père, Garrincha a hérité son penchant irrépressible pour l'alcool et les femmes. Il a cumulé les deux au foot durant une décennie glorieuse où cet instable aux fréquents troubles sentimentaux a eu trois épouses et treize enfants (au moins) de cinq femmes. Puis demeuré seul, ruiné et en surpoids, le petit oiseau a sombré dans la démence d'une cirrhose alcoolique et s'est éteint à 49 ans. Épilogue de la vie de roman de Garrincha, des dizaines de milliers de personnes ont suivi le cortège funéraire pour saluer leur dieu du dribble et trois mille d'entre eux se sont pressés à l'église, pleurant l'enchanteur qui les aura fait rire si souvent.

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